"C’est vous qui fabriquez ça ?" "Vous allez le chercher sur place ?" "L’argent retourne vraiment aux producteurs ?" "Comment vérifiez-vous ?" "Vous sentez des évolutions ?" "Ca sert vraiment à quelque chose ?"
Nous, bénévoles d’ASPAL, avons tous entendu, et même parfois formulé ces questions.
La réponse est déjà en partie dans la question. Quel consommateur a déjà interrogé à ce sujet une hôtesse d’accueil ou de caisse d’une grande surface ? Déjà, par l’ambiance créée, les visiteurs de nos stands-expositions ou boutiques comprennent qu’ils ne sont pas dans un commerce "normal".
La vérification individuelle du procédé de fabrication, d’acheminement et de règlement de l’artisanat solidaire, nécessiterait du temps, et des frais importants pour chaque client. Le rôle de l’association ASPAL est, entre autres, d’assurer régulièrement cette vérification, par différents moyens, et d’en informer les bénévoles, pour qu’ils puissent retransmettre.
Avec une toute petite poupée, découvrez la filière de l’artisanat depuis le Pérou.
LE VOYAGE DE LA POUPEE
"Bonjour,
je suis une toute petite poupée brodée de 3 cm de haut. Vous m’avez déjà remarquée lors d’une exposition d’artisanat du Pérou. Peut-être même qu’une de mes amies est dans votre maison, sur un coussin, un porte-lettres, ou un tableau mural... Je vais vous raconter mon histoire.
Je suis née sur les Hauts Plateaux andins du Pérou, l’Altiplano, à 4.000 m d’altitude. Peut-être connaissez-vous Sicuani, une ville importante à 4 heures de piste de là, ou Cusco, plus au Nord encore.
En janvier dernier, mes parents, les paysans artisans de la communauté paysanne, reçoivent la visite d’Antonio. Avec Coqui, sa femme, il anime la COSAART, la Coordination Sud Andine pour l’Artisanat. Cette association de Cusco aide des groupes populaires à produire et commercialiser de l’artisanat, dans un souci de développement collectif.
Commande et acompte
Antonio apporte une commande qu’il vient de recevoir de France, avec un acompte financier. Il explique que d’autres comités vont produire des chapeaux, des pulls, des arpilleras... chacun en fonction de ce qu’il sait faire. Ici, on fabrique des articles en bayeta, de la laine de mouton tissée. Au Pérou, la bayeta sert à la confection des habits. Mais ça n’a pas beaucoup plu en France. Il paraît que pour vos machines à laver le linge vos vêtements sont plus faciles à entretenir.
Antonio rappelle aux membres du comité artisanal que des Français achètent leurs produits aussi parce qu’ils savent que les producteurs s’engagent à faire un travail de qualité, et à agir ensemble pour améliorer leur situation. Mes parents se répartissent la commande le plus équitablement possible, en tenant compte des possibilités et des besoins de chacun. Une mère de famille vient de perdre son mari ; les autres membres de la communauté décident d’en faire un peu moins, pour qu’elle puisse avoir un peu plus de ressources par l’artisanat.
Ensuite, Antonio explique que les Français ont fait quelques remarques sur les finitions. Il paraît que le visage de mes grandes soeurs, du précédent envoi, n’est pas assez expressif. Marta, une des artisanes, va essayer d’expliquer aux autres comment elle fait pour faire d’aussi beaux visages à ses poupées.
Valoriser la richesse locale
Les coussins, et les autres objets en bayeta permettent à la fois de valoriser un matériau local qui se renouvelle : la laine, un savoir-faire local : le tissage et la couture, et de s’adapter aux demandes d’autres cultures : la broderie.
Même si mes pères et mères souhaitent toujours plus de commandes, celle-ci leur permet de travailler et de recevoir un peu d’argent pour les achats sur le marché. Parce que, quoi qu’on en dise, ici ce n’est pas le Pérou ! Toutes vos données économiques ne correspondent à rien ici. Un économiste a montré que le revenu monétaire, avant l’artisanat, était de 500 Francs par an et par famille paysanne.
Ici, les troupeaux comptent moins de 10 bêtes, et les terrains sont très pauvres. Pourtant, collectivement, les membres du comité artisanal gèrent un troupeau de 11 moutons. Notre caisse d’épargne ce sont des moutons, pas des écureuils ! Les artisans utilisent bien la laine de leur troupeau, mais comme ça ne suffit pas, ils en achètent sur le marché local.
Le pont de la bayeta
Le dimanche suivant, la plupart des paysans vont au marché de Yauri, avec une partie de l’acompte apporté par Antonio. C’est plus facile depuis qu’il y a un pont sur la rivière. Comme mes parents ont appris à s’organiser pour faire de l’artisanat, ils savent comment obtenir les financements pour acheter les matériaux. Tous les habitants ont participé à la construction du pont. Sur le marché, ils achètent des peaux de moutons. De retour à la communauté, ils rasent la laine pour la filer. Le cuir sera revendu à des maroquiniers.
Tous les paysans savent faire les différentes étapes de l’artisanat. Mais parfois, ils s’arrangent entre eux pour se répartir les tâches. Une à deux fois par semaine, mes parents se réunissent au salon artisanal, pour vérifier l’avancée de la commande et la qualité du travail, et se soutenir. Ils savent que si l’un d’entre eux fabrique un artisanat moins joli, l’ensemble des produits sera déprécié. Et puis, il faut montrer aux Français la richesse de notre culture.
Un soutien régulier
Antonio repasse plus d’un mois après. Il est très occupé avec les nombreux groupes comme celui de mes parents. Et puis, il sait qu’ici ils commencent à savoir s’organiser depuis 15 ans, même si la guerre civile au Pérou a très fortement sévi, en semant la désunion entre voisins. Les producteurs d’artisanat ont toujours fait ce qu’ils pouvaient pour maintenir la cohésion sociale et culturelle. Ils ont organisé des fêtes pour que tout le monde se retrouve, indépendamment de son idéologie, par exemple.
Aujourd’hui, la situation politique est plus calme. Heureusement. Par contre, la crise économique est dure. Les paysans pratiquent le plus possible le troc, pour leurs achats au marché. Parce qu’au moins, avec le troc, il n ’y a ni inflation, ni dévaluation. Je plains ceux qui habitent en ville et qui n’ont rien à échanger !
Antonio n’est pas revenu plus tôt, parce qu’il sait aussi que le travail n’a pas beaucoup avancé. Forcément, il a apporté la commande au moment des semis. Les paysans ne vont pas sacrifier les travaux des champs, qui fournissent l’alimentation de la famille.
Pourquoi pas plus ?
Au cours de la discussion, Margarita demande pourquoi on ne pourrait pas faire plus de coussins. Antonio lui rappelle qu’en France, ces articles ne sont pas vendus dans des magasins "normaux", mais sur des foires, lors de fêtes, ou dans quelques boutiques, par des personnes qui font ça en plus de leur travail, par solidarité. S’ils en envoyaient plus, il n’y aurait pas de commande la prochaine fois, le temps d’écouler la marchandise.
Alors, Rodrigo propose d’augmenter le prix des coussins. Antonio demande à Emilio de dire à quel prix il a vu des articles similaires sur le marché pour touristes de Cusco. Emilio est descendu à la ville en août dernier. Il raconte que les articles étaient beaucoup moins chers. Antonio explique qu’en France aussi on trouve beaucoup de produits "pas chers", fabriqués par des gens qui ne sont pas payés correctement, issus d’autres régions très pauvres de la planète. Un peu comme les paysans des Andes, quand ils vendent à des intermédiaires.
Alors, si le prix du coussin augmentait, les ventes diminueraient en France. Il a rappelé aussi que l’an dernier, les paysans ont déjà recalculé le prix de revient du coussin, et la marge qu’ils veulent faire. Les données n’ont pas beaucoup changé en un an. C’est vrai que la situation des paysans ne s’améliore pas aussi vite qu’on pourrait le souhaiter. Mais ce ne sont pas quelques coussins qui vont changer radicalement la situation.
Grâce à la bayeta
C’est à ce moment-là que Juan prend la parole : " C’est vrai qu’on voudrait gagner plus, mais regardez déjà ce qu’on a pu faire en 15 ans grâce à la bayeta. On a acheté les matériaux et construit ce salon d’artisanat. On a fait la même chose pour l’école, et tous les habitants de la communauté ont participé à sa construction. On a su s’organiser pour faire venir l’eau courante à plusieurs fontaines de la communauté. On a préparé des fêtes pendant la guerre. On a construit le pont. On a acheté du matériel pour faire des cultures maraichères sur nos plateaux arides. Désormais nos enfants peuvent manger des tomates, des haricots verts, de la salade... Tout ça, grâce à l’artisanat. Les autres communautés de la région sont loin d’avoir tous ces équipements. Et beaucoup de leurs membres sont partis définitivement à la ville. Nous aussi, nous sommes obligés de partir de temps en temps. Mais, la plupart d’entre nous, nous revenons sur nos terres. Grâce à l’artisanat, et à Antonio, nous avons appris à mieux nous organiser. "
Du troc à la bourse
"C’est vrai répond une autre. Mais la crise nous empêche de réaliser tout ce qu’on voudrait. Pourquoi Fujimori, qui a supprimé l’inflation et Sentier Lumineux n’améliore-t-il pas la situation ? Il ne se rend pas compte ? "
Antonio prend alors le temps d’expliquer, en quechua, la langue indienne, que de nombreuses mesures gouvernementales ne sont pas adaptées, mais aussi que le gouvernement est bloqué par la dette internationale, qui augmente même quand on la rembourse. Il explique des mécanismes complexes qui rebuteraient nombre d’entre nous. Mais avec des exemples simples, il capte son auditoire, qui au quotidien ne connaît que le troc !
Belle pour monter en avion
Fin avril, Antonio vient chercher l’artisanat. " Nous n’avons pas pu finir, expliquent les artisans. La pluie a tout abimé. Nous avons dû refaire les routes, les toitures... ". Antonio explique que le respect des délais est essentiel, parce qu’en France, des ventes importantes sont possibles en juillet et août. Mais, compréhensif, il repassera dans 3 semaines.
Lorsqu’il m’a finalement récupérée, sur le coussin, Antonio a félicité mon père brodeur. Il pense sincèrement qu’en France on remarquera l’effort réalisé pour rendre plus expressif les visages. N’est-ce pas que je suis belle ? Chez lui à Cusco, Antonio m’a rangée dans une caisse, comme plein d’autres produits, et il nous a conduits à l’aéroport. Eh oui, toute petite, j’ai pris l’avion. Deux fois même.
D’abord de Cusco à Lima. Là, Oscar nous récupère. Oscar soutient lui aussi la production d’artisanat par des groupes de bidonvilles de Lima. Il est aussi chargé de l’exportation. Il nous emballe une nouvelle fois pour traverser l’Atlantique. En même temps, il prévient en France de notre arrivée imminente, et indique le montant restant à régler. On ne spécule pas sur une éventuelle baisse du dollar. Le dernier virement est effectué avant que la marchandise soit livrée !
Tout à fait légalement, nous sommes arrivés dans un aéroport européen : Paris, Francfort, Amsterdam, Madrid... Votre Europe des marchandises, pour les marchandises ça marche bien ! Puis, dédouanées à Bordeaux, on nous conduit à Mouthiers-sur-Boëme. Ici, on nous compte, on nous étiquette et on nous range, en attendant qu’une association locale nous commande pour une exposition ou une boutique.
N’oubliez pas
N’oubliez jamais, en me regardant, qu’au-delà de moi, c’est toute une histoire d’hommes et de femmes, avec leurs difficultés, leurs chances, leurs espoirs, qui est devant vous."
Dossier. Aspal Infos n°16 (nouvelle série). Décembre 1996